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Travailler dans un champ de tensions 3:
Les objectifs d’apprentissage cachés de la médiation culturelle

«Conquis de haute lutte, le ‹droit à la culture› est aujourd’hui un devoir de formation tout au long de la vie auquel, sous peine de naufrage, le sujet apprenant, flexible et formaté pour le marché, doit se plier.» ( Merkens 2002)

Il a été analysé dans le texte 2.PF que, lorsqu’elle s’adresse à un public, la médiation culturelle, sans le dire expressément, attend de l’invité_e qu’il ou elle devienne semblable à l’instance qui l’invite et que cette attente doit faire l’objet d’une réflexion critique sur la problématique de l’hégémonie. Problématique que ce chapitre se propose d’approfondir et d’éclairer, en ayant à l’esprit les contenus de la médiation culturelle. Il y sera surtout question, sur fond d’«apprentissage tout au long de la vie», des contenus et des objectifs d’apprentissage cachés de la médiation culturelle.

En 2010, la fédération des musées allemands (Deutscher Museumsbund) publiait la traduction augmentée d’un guide européen sur les  Museen und lebenslanges Lernen (les musées et apprentissage tout au long de la vie), issu d’un projet du même nom, soutenu financièrement par l’Union européenne1. Ce guide définit l’apprentissage tout au long de la vie comme un apprentissage informel – se déroulant dans un contexte social et non certifié – et met en relief «le sens et la portée de l’apprentissage en tant que processus accompagnant toute la vie». Outre des conseils pratiques pour la formation des adultes en contexte muséal, il contient de nombreuses indications sur les rapports de force qui ont régné ou règnent toujours dans certaines institutions d’exposition, et dont ils influencent le travail de formation. Il n’hésite pas non plus – fait rarissime pour ce genre de publication – à évoquer expressément le racisme (Museumsbund 2012, p.87). Il pose comme exigence de «faire en sorte que le personnel des musées soit aussi divers que les publics que l’on cherche à attirer» (Museumsbund 2012, p.15). Il insiste sur le fait qu’un travail muséal en phase avec son temps doit appréhender les visiteurs_euses en général, et les participant_e_s à des projets de médiation en particulier, sur un pied d’égalité et être conscient des effets que peuvent avoir des inégalités de départ. Il cite la pédagogie de la libération de Paulo Freire (Freire 1974) comme exemple des concepts d’apprentissage qui ont actuellement la faveur des musées. Vu sous cet angle, ce guide pourrait apparaître comme un texte informé par l’idée d’une médiation culturelle conçue comme pratique critique. Mais il lui manque toute référence aux critiques que s’attire depuis deux décennies son leitmotiv, à savoir la référence au concept de l’apprentissage tout au long de la vie et, partant, l’importance accordée aux  soft skills. Ses auteurs, tous deux conseillers en muséologie, disent en avant-propos quel est, selon eux, le potentiel des musées et des institutions d’exposition en matière d’apprentissage: «Les musées sont un lieu idéal d’apprentissage informel. Les visiteurs en ressortent avec un surplus de connaissances ainsi que des facultés, une compréhension ou une inspiration qui ‹ont une influence positive sur leur vie›» (Museumsbund 2010, p.11, mise en italique de l’auteure). Si le guide dont il est question, de même que d’autres publications du même genre, considèrent la diversité radicale des apprenant_e_s comme un potentiel spécifique à la formation des adultes, ils ne remettent pas en question mais considèrent au contraire comme allant de soi le fait que tout un chacun manifeste une envie pour l’«apprentissage tout au long de la vie» et voie dans la fréquentation des musées un moyen de développer sa personnalité en optimisant ainsi ses capacités d’apprentissage. Sans doute ne faut-il pas chercher dans cet «oubli» un effet du hasard, mais bien le signe qu’existe dans la médiation culturelle un objectif d’apprentissage «caché», à savoir le développement d’un  habitus caractéristique de l’«homo flexibilis» (Sennett 1998), homme qui se réinvente sans cesse, éminemment adaptable et capable, par conséquent, de survivre dans une «économie postindustrielle vouée au court terme et aux changements rapides» ( Ribolits 2006, p.121), sans tomber à la charge de la société. La flexibilisation croissante de l’organisation et de la production du travail qui accompagne le passage d’un mode de production fordien à un mode de production  post-fordien fait que «la disposition à former et à optimiser (en permanence) sa capacité de travail» devient «une condition essentielle de la participation à la société, autrement dit de la possibilité de survivre au sein du capitalisme post-fordien» (Atzmüller 2011). Les quarante dernières années ont vu se succéder trois variantes du concept de l’apprentissage tout au long de la vie. Au droit d’apprendre pendant toute sa vie formulé par la société civile des années 1970 (au sens d’une égalité d’accès aux ressources d’apprentissage) succède, ancrée dans la société des années 1990, la possibilité d’apprendre tout au long de sa vie (au sens d’une conception plus complexe des parcours d’apprentissage, qui relativise l’idée d’une succession de processus de formation professionnels et de stades de développement découlant les uns des autres). Actuellement, c’est l’impératif d’une obligation d’apprendre tout au long de sa vie afin de ne pas figurer parmi les «laissés-pour-compte de l’éducation» (Quenzel, Hurrelmann 2010) et de rester compétitif qui a pris le relais. Aujourd’hui, ces trois concepts coexistent et s’interpénètrent. Ainsi s’explique en partie l’approche positive auquel le guide cité plus haut recourt. En outre, cette approche est favorisée par le fait que la responsabilité de satisfaire à l’exigence d’apprendre tout au long de sa vie est de plus en plus reportée sur l’individu, faisant de lui un «soi entrepreneur» (Bröckling 2007)2. Refuser une telle attitude face à soi-même ne paraît pas être une option admise par la société, car cela reviendrait à rejeter délibérément la planification d’une vie que la plupart des gens considéreraient comme «réussie» dans les conditions actuelles. Selon cette optique, il est dans la logique des choses que, en complément des connaissances et des savoir-faire spécialisés, les soft skills, c’est-à-dire les traits de caractère et les attitudes personnelles, prennent une place de plus en plus importante dans la formulation des buts d’apprentissage et les démarches de formation. Le guide qui sert ici d’exemple décrit les résultats que l’on peut attendre des processus d’apprentissage informels vécus par les adultes dans les musées3. Outre l’augmentation de connaissances liées à un objet, telles qu’une «connaissance plus complète d’un sujet», une «meilleure compréhension d’idées et de concepts spécifiques» ou encore de «meilleures compétences, techniques ou autres», la majorité des résultats liés à l’apprentissage cités dans le guide se réfère à des changements d’état d’esprit et de sensibilité chez les apprenant_e_s. Sont mentionnés une «conscience accrue de sa propre valeur», un «développement de la personnalité», une «modification des valeurs et de la perception des normes», «l’inspiration et la créativité», «l’échange et la communication avec les autres», le «renforcement du sens communautaire», la «découverte identitaire» et même l’«amélioration de la santé et du bien-être» (Museumbsbund 2010, p. 31). Parce que l’optimisation de toutes ces caractéristiques ne sera jamais achevée, ce transfert en direction de l’individu fait de chaque visiteur_euse un cas thérapeutique – et de l’institution culturelle un établissement de soins. L’objectif d’apprendre aux participant_e_s à faire «un usage créatif de leur potentiel » paraît être plus important que la réflexion active sur les contenus d’une exposition ( Sertl 2007, p.9). Le bien-être, l’estime de soi, la communication et les compétences sociales ou la conception que l’on a des valeurs sont de surcroît des aspects relevant de la sphère privée et dont l’attribution, l’observation et l’évaluation par des collaboratrices et des collaborateurs_trices d’institutions culturelles peuvent aussi être considérées comme des ingérences. Il est néanmoins dit, sur le ton de l’évidence, que, dans le contexte de l’apprentissage tout au long de la vie, la médiation culturelle doit contribuer à accroître chez l’individu la disposition à la formation continue.

Le potentiel dont est créditée à cet égard la médiation culturelle n’est pas le fait du hasard. Au XIXe siècle, époque du capitalisme industriel, la figure de l’artiste était encore opposée à celle de l’entrepreneur bourgeois. Avec le  capitalisme cognitif d’aujourd’hui, en revanche, les caractéristiques attribuées à l’artiste et les valeurs fondamentales d’une gestion moderne se rejoignent sur bien des plans: «autonomie, spontanéité, mobilité, disponibilité, créativité, pluricompétence [...], aptitude à la formation de réseaux» (Boltanski, Chiapello 2003, p.143 sqq.). Artistes et «créatifs» constituent de ce fait d’excellents modèles pour le «soi entrepreneur» (Loacker 2010). L’on dit d’eux qu’ils et elles sont doué_e_s pour l’improvisation (notamment en situation d’insécurité ou de pauvreté) et pour trouver des solutions aux problèmes, qu’ils et elles sont curieux_ses, optimistes et, surtout, qu’ils et elles savent se gérer eux-mêmes. Le développement continu de la personnalité et la capacité à évoluer caractérisent une image de soi positive qui est, dans les faits, mise en avant par de nombreux_ses acteurs_trices culturel_le_s (Loacker 2010, p.401).

Le fait d’accepter sans scepticisme, comme une valeur internalisée, la mission d’encourager l’apprentissage tout au long de la vie par la médiation culturelle pose cependant un problème de fond: celui de prêter involontairement la main à la création ou à la légitimation de l’inégalité. Au lieu de combattre par la redistribution de ressources la déréglementation de l’économie et la précarité sociale croissante, cela revient à les légitimer en exhortant l’individu à se montrer créatif et flexible et à investir jusqu’à la fin de ses jours dans son propre capital humain. Faisons observer ici, sur un plan pragmatique, que la figure de l’artiste comme modèle heureux et bien organisé d’une activité lucrative moderne est une pure fiction. Par rapport à d’autres professions, les artistes et les acteurs_trices culturel_le_s d’Europe travaillent pour la plupart dans des conditions économiques difficiles. Beaucoup d’entre elles et eux ont pour vivre tout juste la moitié (ou moins) du minimum vital officiel et une couverture maladie ou vieillesse insuffisante, voire inexistante ( Lazzarato 2007). Ces conditions ne sont nullement acceptées et intégrées à l’image de soi de tous les artistes; il existe au contraire une résistance organisée à leur encontre. Ainsi, la curiosité et la capacité à se réinventer ne doivent pas nécessairement se traduire par des prodiges d’adaptation; elle peuvent aussi accoucher d’interventions politiques originales (Lazzarato 2007), dont on a un exemple avec le  GlobalProject / Coordination des intermittents et précaires d'Ile de-France, lancé en 2003 en France pour changer les conditions de travail des employé_e_s du théâtre et de l’audiovisuel. Ou avec le «Carrotworkers’ Collective» en Angleterre, qui voit des travailleurs_euses  précaires du domaine de la culture faire cause commune avec d’autres salarié_e_s sous-payé_e_s et sous-assuré_e_s des secteurs de la santé et de la restauration.

Au cours des dernières années, la précarité des conditions de travail de la médiation culturelle a aussi été analysée dans le cadre de l’étude des conditions de travail du champ artistique. Médiatrice culturelle, artiste et activiste, Janna Graham évoque en avril 2010 dans son article «Spanners in the Spectacle: Radical Research at the Frontline» ( Graham 2010) les grèves, parfois conduites avec des moyens artistiques, ainsi que l’exploration des conditions dans lesquelles travaillent les médiateurs_trices de la Biennale de Venise. Les actions dont parle Janna Graham ont été menées en coopération avec l’espace S.a.L.E. Docks ainsi que le projet  Pirate Bay, hôte de S.a.L.E. Docks, lui aussi en lien avec la Biennale. Voici la description que S.a.L.E. Docks donne de lui-même: «S.a.L.E. is a permanent laboratory of piracy in the lagoon, a self managed situation active since 2007 in the struggle against all kind of privatization and exploitation of knowledge and creativity.» Jusqu’à ce jour, les pratiques de résistance restent néanmoins un phénomène rarement observé dans le champ de la médiation culturelle. Les professionnel_le_s de ce domaine (souvent des artistes autodidactes) incarnent, eux aussi, les soft skills, hautement prisés, du post-fordisme. Ils et elles se considèrent, de par leur métier, comme socialement compétent_e_s, doué_e_s pour le travail en équipe et le réseautage, inventifs_ves face à la pauvreté des ressources, curieux_ses et ouvert_e_s aux apprentissages. A l’image de la figure de l’artiste comme modèle, la médiation culturelle fait sienne la promesse de travailler à l’épanouissement des potentiels de créativité de l’individu, y compris à des fins économiques, et de «produire une main-d’œuvre flexible et adaptable» ( UNESCO 2010, Road Map, p.5)4. Les acteurs_trices de la médiation ont pour la plupart également des conditions de travail précaires. Davantage, peut-être, que les artistes, ils et elles forment néanmoins (du moins actuellement) un groupe relativement homogène de par ses origines sociales. Issus majoritairement des «nouvelles couches moyennes» ( Sertl 2008), ce sont des  travailleurs_euses du savoir. Dans leur esprit, apprendre tout au long de la vie est synonyme de «droit» et de «possibilité» plus que de contrainte. Aussi le désir d’encourager chez les participant_e_s à leurs offres la disposition à un apprentissage sans fin paraît-il procéder chez eux d’une idée paradoxale de l’«égalité». Cette idée ouvre sur le partage des privilèges, sur une égalité de traitement face à la culture comme ressource de formation, mais implique aussi de façonner l’autre à sa propre image, de le convaincre que la vision qu’a le médiateur ou la médiatrice du sujet apprenant est la bonne. En prenant un recul critique par rapport au concept de l’apprentissage tout au long de la vie, la plupart des médiateurs_trices culturel_le_s prendraient aussi du recul par rapport à leurs propres valeurs et normes et, plus encore, par rapport à ce qui justifie leur métier. Et cette capacité à prendre de la distance vis-à-vis de soi-même serait justement une marque de professionnalisme pédagogique. Par nature, échapper à ce paradoxe (comme à celui de la reconnaissance dont il est question dans le  texte 2.PF) n’est évidemment pas simple. Ce n’est pas un hasard si les critiques bien argumentées adressées ci-dessus à l’apprentissage tout au long de la vie ou à des concepts voisins sont en général le fait de personnes pour lesquelles l’accès aux ressources de la culture et au savoir-apprendre va de soi. Là encore, la solution ne peut pas être de cesser de transmettre par la médiation culturelle le plaisir d’apprendre et de se développer personnellement. Cela ne ferait que pérenniser des positions privilégiées. Le fait de questionner, dans l’esprit de la réflexivité pédagogique, des concepts jouissant en apparence d’une connotation entièrement positive, tel l’apprentissage tout au long de la vie, et de se montrer sceptique à leur égard, devrait toutefois conduire à une pratique de la médiation culturelle à la fois transformée et transformatrice. Cette pratique ne se bornerait plus, dès lors, à enthousiasmer les participant_e_s pour une idée et à influencer le développement de leur personnalité pour «leur propre bien», comme le ferait un plan d’études qui ne dit pas son nom. Ainsi, les moments de prise de distance critique deviendraient eux-mêmes l’objet de la médiation. Peut-être qu’une documentation telle que le «Alternative Curriculum» ( Alternative Curriculum), développé par le Carrotworkers’ Collective comme guide à l’intention des travailleurs_euses culturel_le_s en emploi précaire, pourrait alors servir à mettre en discussion, durant l’acte de médiation, ce que signifie pour les participant_e_s le fait d’avoir le droit, la possibilité ou l’obligation d’apprendre. Substituer à la nécessité d’une optimisation individuelle permanente, imposée par la compétition entre les individus, la vision d’un apprentissage prolongateur de vie, qui concerne toute la communauté et se refuse à désigner des perdant_e_s, pourrait alors devenir un but d’apprentissage que se fixe la médiation culturelle.

Quelle que soit l’attitude que l’on adopte, les problématiques dont il vient d’être question en disent long sur la nécessité pour la médiatrice ou le médiateur culturel_le de se positionner par rapport aux buts qu’elle ou il poursuit, et de le faire, autant que possible, en intégrant les participant_e_s, tout en adhérant à l’exigence des auteurs du guide «Museen und lebenslanges Lernen» de toujours traiter d’égal à égal avec eux.

1 Ce guide est issu du projet Lifelong Museum Learning (LLML). Financé par la Commission européenne, il a été soutenu pendant deux ans, d’octobre 2004 à décembre 2006, dans le cadre du programme Socrates. Éditeur de la version allemande complétée de la publication originale Lifelong Learning in Museums. A European Handbook. Gibbs, Kirsten; Sani, Margherita; et al. (éd.), Ferrara: Edisai srl, 2007: Deutscher Museumsbund e.V., Prof. Dr. Michael Eissenhauer et Université Hildesheim, PD Dr. Dorothea Ritter.

2 Le transfert croissant des techniques de gouvernance vers les capacités d’autorégulation de l’individu est devenu un vaste champ d’étude des sciences sociales: les techniques de gouvernance.

3 Les auteures font référence, en donnant cette énumération, aux «Generic Learning Outcomes» de Eileen Hooper Greenhill, une grille pour l’identification des résultats d’apprentissage produits par la visite d’un musée. Voir http://www.inspiringlearning.com/toolstemplates/genericlearning/index.html [5.9.2012] ainsi que Hooper Greenhill, 2007 (voir le texte 7.PF).

4 «21st Century societies are increasingly demanding workforces that are creative, flexible, adaptable and innovative and education systems need to evolve with these shifting conditions. Arts Education equips learners with these skills […].» Dans: UNESCO Roadmap for Arts Education, Séoul 2010.

Bibliographie et webographie

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